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Bien qu'éprouvés, les lutteurs sénégalais refusent d'être mêlés aux troubles


Un lutteur sénégalais repose dans un gymnase qui lui est spécialement ouvert à Dakar le 15 avril 2020.
Un lutteur sénégalais repose dans un gymnase qui lui est spécialement ouvert à Dakar le 15 avril 2020.

"Injuste" et "blessant": les lutteurs sénégalais, révérés pour leur force et leur statut, ont mal pris la suggestion qu'ils pourraient avoir activement participé aux troubles récents dans leur pays.

Le Sénégal a été le théâtre début mars de scènes d'affrontements et de pillages rares dans un pays reconnu pour sa stabilité. Un mélange de contestation politique et d'exaspération sociale et économique sur fond de pandémie a fait descendre dans les rues des milliers de personnes, très majoritairement de jeunes hommes dans ce pays pauvre dont plus de la moitié de la population à moins de 20 ans.

A l'heure des explications, un groupe inattendu, celui des pratiquants de la lutte traditionnelle, est venu mêler sa voix au chœur de réprobation contre les autorités. En cause: des déclarations récentes du Garde des Sceaux.

Malick Sall cherchait à convaincre que l'explosion de mécontentement tenait moins à l'arrestation de l'opposant Ousmane Sonko, populaire auprès de la jeunesse, qu'à un ras-le-bol mondial devant les effets du Covid-19. Et de citer en exemple les lutteurs.

"Les jeunes, beaucoup étaient dans les écuries de lutte", passant toute la semaine à s'entraîner dans les salles ou au bord de l'Atlantique, et le week-end au stade, a-t-il assuré.

"Cela leur permettait non seulement de se défouler mais de gagner leur vie. Et cela, ils en sont privés depuis maintenant bientôt un an."

"Balèzes" et "gros bras"

Le ministre touchait là une matière sensible. La lutte, à la croisée de la tradition et du sport, est avec le football un des spectacles les plus populaires au Sénégal.

Les meilleurs lutteurs, idolâtrés du public, gagnent très bien leur vie. Retransmis en direct, les combats à torse et mains nues de "Bombardier" ou "Balla Gaye 2" remplissaient des stades jusqu'à l'apparition du coronavirus il y a un an.

Depuis, les entraînements collectifs et les combats sont interdits, condamnant la majorité des quelque 8.000 lutteurs formellement enregistrés à trouver d'autres revenus, provenant souvent d'emplois précaires, selon l'Association nationale des lutteurs. Ces petits boulots, prépondérants au Sénégal, ont durement souffert de la pandémie.

Pourtant, "pas un seul lutteur qui a une licence n'a participé aux rassemblements" qui ont agité le pays, assure Khadim Gadiaga, président de Rock Energie, écurie où s'entraîne le "Roi des arènes", Modou Lô, champion du Sénégal. "On suggère au ministre de retirer ses paroles blessantes."

"Au Sénégal, tous ceux qui sont balèzes, qui ont des gros bras, les gens disent: 'C'est des lutteurs'. Les lutteurs ont d'autres chats à fouetter", ironise-t-il, faisant écho à la présence pas entièrement élucidée de colosses dans les troubles, y compris du côté des forces de l'ordre.

Pour le président de l'Association nationale des lutteurs, c'est toute une "jeunesse sans espoir" qui s'est exprimée. "Au lieu d'en tenir compte, un ministre de la République fustige les lutteurs sur une chaîne étrangère. C’est injuste", déplore Ibrahima Dione, alias "Gris Bordeaux", également champion de lutte.

Facteur stabilisant

Ses propos "ont fâché tous les lutteurs". "Depuis un an, les combattants n'ont rien, même pas un sou. Beaucoup perdent espoir et prennent des pirogues en direction de l'Espagne", se lamente-t-il.

Le coordinateur du groupe de contestation "Y en a marre" a admis la présence de lutteurs parmi les manifestants. Ceux qui expriment leur colère sont "des citoyens qui ont soif de démocratie, d’Etat de droit, de liberté. Et parmi ces citoyens, oui, il y a des lutteurs", a déclaré Aliou Sané devant la presse. Mais pas seulement, ajoute-t-il: "Il y a des étudiants, il y a des ouvriers, il y a de tout".

Si des lutteurs ont participé à la protestation, ils n'ont pas de licence, objecte Gaston Mbengue, un des plus grands promoteurs de combats. "Les lutteurs sont des nobles", proclame-t-il.

Les services du ministre disent que ses propos ont été mal interprétés et Gaston Mbengue veut bien le croire. Il voit plutôt en eux une "plaidoirie" en faveur du "sport national".

"La lutte est un facteur de stabilité au Sénégal. Les gens en ont besoin", dit-il, comme des autres loisirs.

Pour apaiser les esprits, le président Macky Sall a annoncé l'allègement des restrictions imposées à cause du Covid-19. Le promoteur Gaston Mbengue anticipe déjà de nouveaux combats avec des gloires de la discipline début avril pour faire oublier la pandémie et "diminuer le stress dans le pays".

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