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Au Tigré, les récits de viols se multiplient


Berhan (faux nom) 30, originaire d'Edaga Hamus, est assise à son lit dans un hôpital de Mekele, le 27 février 2021.
Berhan (faux nom) 30, originaire d'Edaga Hamus, est assise à son lit dans un hôpital de Mekele, le 27 février 2021.

Ils faisaient la queue "comme quand on va chercher de l'eau": tous les jours, des soldats éthiopiens s'alignaient devant la cellule de Tirhas, dans un camp militaire de la région du Tigré, et attendaient leur tour pour la violer.

Le supplice de cette quadragénaire a duré deux semaines, du jour où les militaires l'ont embarquée dans une rue de Mekele, la capitale du Tigré, jusqu'à ce qu'ils la ramènent chez elle.

Mais deux nuits plus tard, un soldat a fait irruption chez elle après le couvre-feu et l'a violée pendant que ses trois enfants, âgés de 11, 7 et 3 ans, restaient pétrifiés de terreur dans la pièce voisine.

"Je ne me sens plus en sécurité au Tigré. La simple vue de militaires en uniforme m'angoisse", raconte Tirhas (prénom modifié), lors d'un entretien avec l'AFP dans un refuge pour femmes victimes de violences sexuelles.

"Je suis toujours sous le choc et je me demande: qu'ont fait les femmes du Tigré pour mériter ça ?".

Le 4 novembre, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix 2019, a lancé une opération militaire pour renverser le parti au pouvoir dans la région, le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), qu'il accusait d'avoir attaqué des bases de l'armée fédérale.

Il a proclamé la victoire le 28 novembre, après la prise de Mekele, mais des combats ont été rapportés depuis.

Quatre mois après le début de l'opération, les récits de viol - dont beaucoup impliquent des soldats - sont devenus courants, selon des médecins et des infirmières de cette région du nord de l'Éthiopie, frontalière de l'Erythrée.

"Humilier et déshumaniser"

Dans le plus grand hôpital de Mekele, une vingtaine de femmes sont venues se faire soigner après des viols collectifs commis par des soldats éthiopiens et érythréens - dont la présence au Tigré, pourtant largement rapportée sur le terrain, est démentie par les gouvernements des deux pays.

Selon le personnel, il s'agit d'un bien mince aperçu de ce fléau: les combats ont en effet empêché les victimes d'accéder à des établissements de santé et la peur d'être stigmatisées les pousse souvent au silence.

S'il n'existe aucun chiffre établi, la violence sexuelle est une caractéristique particulièrement sinistre de ce conflit, estime Saba Gebremedhin, militante des droits des femmes au Tigré.

"Elle est utilisée comme une arme pour humilier et déshumaniser non seulement les femmes, mais aussi le peuple tigréen", explique-t-elle.

Ces récits de viols ont mis du temps à émerger, en raison des communications coupées dès le début des combats et des restrictions d'accès faites aux travailleurs humanitaires et aux journalistes.

L'armée éthiopienne n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP.

Aujourd'hui, plusieurs dirigeants admettent les viols, tout en évitant d'en évoquer l'ampleur ou de désigner des responsables.

La ministre éthiopienne aux Femmes, Filsan Abdullahi Ahmed, a annoncé le mois denier la mise en place d'un groupe de travail sur les violences sexuelles au Tigré, car il est "malheureusement établi de manière claire et sans aucun doute que des viols ont eu lieu".

"Nous avons pleuré, crié"

La présidente éthiopienne Sahle-Work Zewde a été très émue par une visite dans le refuge où Tirhas et d'autres femmes sont soignées.

"J'ai parlé avec celles qui ont eu le courage de parler et j'ai lu beaucoup de choses dans les yeux de celles qui ne le pouvaient pas", a-t-elle déclaré. "Ce qu'elles ont vécu est horrible".

Cette visite a été aussi révélatrice de la profondeur du traumatisme.

Lorsque des soldats assurant la sécurité de la présidente sont venus inspecter les lieux avant son arrivée, des femmes ont hurlé, horrifiées à l'idée d'être de nouveau agressées, ont raconté des membres du personnel à l'AFP.

La plupart des femmes ont refusé de rencontrer la présidente.

"Quand elle est venue, nous avons pleuré, nous avons crié, nous ne voulions pas lui parler", se souvient Abrehet, qui a raconté à l'AFP que des soldats éthiopiens et érythréens l'ont violée pendant huit jours dans un camp militaire après l'avoir fait descendre d'un bus près de la ville tigréenne de Wukro.

"Nous ne lui parlerons jamais", martèle-t-elle.

Pour Saba Gebremedhin, "cette guerre a créé un fossé entre les Tigréens et le reste du pays. Les gens disent qu'ils ne se sentent plus éthiopiens", explique-t-elle. "Les viols sont considérés comme un moyen de déshonorer les Tigréens (...) ou de montrer qu'ils n'ont aucune dignité, qu'ils sont inférieurs".

Vengeance

Les récits de viols parmi les plus brutaux impliquent des soldats érythréens.

L'Éthiopie et l'Érythrée se sont opposées entre 1998 et 2000 dans un violent conflit frontalier, à l'époque où le TPLF était au pouvoir en Ethiopie.

Plusieurs victimes de viol ont affirmé à l'AFP avoir décelé une forme de vengeance dans la violence qu'elles ont subie.

Eyerusalem, 40 ans, raconte ainsi que les soldats érythréens qui l'ont violée en groupe après l'avoir enlevée dans la ville d'Adigrat, lui ont dit qu'on leur avait ordonné de "s'en prendre aux femmes".

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Selon elle, ils ont ajouté: "C'est notre heure. Il est temps que les Tigréens pleurent".

Dans la ville de Wukro, les récits sur les agissements de l'armée érythréenne sont tout aussi sordides.

Une femme raconte comment quatre soldats l'ont violée en décembre, tandis qu'un cinquième forçait son mari à regarder, en pointant un pistolet sur la tête.

Une autre explique, en larmes, que des soldats érythréens et éthiopiens l'ont sodomisée dans son salon, sous les yeux de son bébé de six mois en pleurs.

Aujourd'hui, certaines femmes de Mekele sortent en jupes longues et avec la tête couverte pour "ne pas se faire remarquer", explique Saba Gebremedhin. "Il y a un sentiment d'insécurité. C'est ce que les auteurs (des viols) voulaient créer. Ils ont réussi".

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