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Au large du Cap, pêche aux ormeaux et guerre des gangs


Des membres des services de police métropolitains patrouillent à Hout Bay, près du Cap, Afrique du Sud, 14 septembre 2017.
Des membres des services de police métropolitains patrouillent à Hout Bay, près du Cap, Afrique du Sud, 14 septembre 2017.

Ce jour-là, Deurick van Blerk a comme d'habitude pris la mer à la nuit tombée. Direction le cap de Bonne-Espérance, à la pointe sud du continent africain, pour une pêche interdite aux ormeaux qu'il espérait miraculeuse. Il n'en est jamais rentré.

C'était le 11 août. Dans le port de Hout Bay, au sud de la mégapole sud-africaine du Cap, ses proches sont persuadés que le jeune homme de 26 ans a été tué par la police, victime d'un nouvel épisode de la bataille navale qui se joue entre braconniers et forces de l'ordre.

Une guerre sans merci, dont l'essentiel des revenus nourrit les activités de gangs locaux ou de mafias internationales et les miettes assurent la survie des communautés locales.

"Deurick et moi, on a commencé à braconner à l'âge de 15 ans", raconte son cousin Bruce Van Reenen, 23 ans.

L'ormeau du type Haliotis midae, un mollusque établi uniquement dans les eaux sud-africaines, est une de leurs cibles privilégiées. Sa chair délicate est très prisée des gourmets fortunés en Chine, comme la corne de rhinocéros pour la médecine traditionnelle.

"D'habitude, on pêche ensemble. Mais pas cette nuit-là", poursuit Bruce Van Reenen. "On est parti sur deux bateaux différents. Moi pour Camps Bay, lui autour de la péninsule du Cap."

La compagne de Deurick van Blerk, qui a depuis accouché d'une petite fille, l'attendait à l'aube dans la maison familiale du quartier pauvre de Hangberg pour partager leur premier café de la journée.

- "Force létale" -

Mais depuis ce matin-là, rien. Plus de nouvelles. Pas même un corps ramené par la mer.

Ses deux compagnons de bord accusent une unité spéciale de la police maritime de l'avoir abattu en tentant d'arraisonner son bateau. Ils ont porté plainte pour meurtre.

La police a ouvert une enquête, toujours en cours.

Les impacts de balles relevés sur le bateau "suggèrent que la police a eu la main lourde", reconnaît le porte-parole du ministère de la Pêche, Khaye Nkwanyana.

"Ils ne peuvent tirer qu'en cas de légitime défense", ajoute-t-il. "S'ils ont tiré le coup de feu qui a tué Deurick, c'est une faute, c'est illégal et ils doivent être arrêtés", assure-t-il.

Membre de l'unité spéciale en cause, l'inspecteur Erich Koekemoer défend ses collègues bec et ongles. "Si ma vie est menacée, s'ils essaient par exemple d'éperonner mon bateau, alors je suis autorisé à recourir à la force létale", affirme-t-il.

Les incidents violents entre pêcheurs et policiers se répètent dans la zone depuis que les autorités y ont renforcé leurs patrouilles.

"Ils n'hésitent plus à nous tirer dessus", s'inquiète Bruce Van Reenen. "Mais je n'ai pas le choix, c'est ma vie. J'ai perdu un cousin, malheureusement, mais je dois continuer comme avant, sinon mes enfants auront faim", dit-il.

- Intermédiaires -

Selon un récent rapport de l'ONG Traffic, basée au Royaume-Uni, 90% des ormeaux sud-africains sont exportés vers Hong Kong, les deux tiers d'entre eux illégalement. Ils y sont vendus entre 350 euros et 8.500 euros le kilo.

A ce tarif, le mollusque alimente un marché noir particulièrement lucratif. En août, les douanes de Hong Kong ont intercepté deux voitures qui en cachaient 316 kg dans leurs coffres, pour une valeur marchande estimée à 210.000 euros.

La police sud-africaine tente elle aussi de resserrer les mailles du filet autour des trafiquants. Elle a annoncé avoir saisi le mois dernier 10 kg d'ormeaux à la frontière du Botswana.

De ces montants à donner le tournis, les pêcheurs informels sud-africains n'empochent que la part du pauvre: pas plus de 20 dollars (17,5 euros) par kilo, selon les pêcheurs locaux.

"Ils vendent les ormeaux à des intermédiaires, qui les revendent ensuite à un syndicat d'acheteurs chinois", assure sous couvert de l'anonymat un habitant de Hout Bay. "Les intermédiaires se remplissent les poches, pas les braconniers".

Ces intermédiaires "paient en liquide", ajoute l'homme, "mais dans beaucoup d'autres 'townships', ils sont liés aux gangs et échangent les ormeaux contre de la drogue".

Le rapport de Traffic souligne l'ampleur de ce marché: des organisations chinoises achètent les ormeaux auprès de gangs locaux, qu'elles paient avec de la drogue. "Des cohortes entières de gens sur la côte sont impliquées", assure Traffic.

- Ressource menacée -

Les pêcheurs de Hout Bay sont devenus un des rouages essentiels de ce réseau aux ramifications internationales.

"Ils le font parce qu'ils n'ont pas d'autre choix", se défend un porte-parole du township de Hangberg, Roscoe Jacobs. "C'est ça ou aller braquer quelqu'un."

Plus que de la criminalisation de la pêche illégale, Traffic s'inquiète de la pression qu'elle exerce sur la ressource: depuis l'an 2000, 37.000 tonnes d'ormeaux ont été pêchées illégalement au large des côtes sud-africaines, estime l'ONG. Environ 2.000 tonnes par an, soit 20 fois plus que les prises autorisées. Un commerce qui rapporte chaque année 52 millions d'euros, selon Traffic.

"Si on ne réussit pas à l'empêcher, les populations d'ormeaux (....) seront à ce point décimées que les gens ici n'auront plus de travail", alerte Markus Bürgener, un des auteurs du rapport.

Les pêcheurs comme Bruce Van Reenen assurent qu'ils ne feront jamais rien qui mette en danger leur source de revenus et jurent ne pêcher que les plus gros spécimens. "Les petits ne nous rapportent rien", plaide-t-il.

Roscoe Jacobs estime, lui, que "la protection (de l'espèce) est importante mais doit tenir compte de l'intérêt des populations et de leur situation économique et sociale".

Selon lui, la ressource n'est pas menacée. "Nous en vivons depuis plus de trois cents ans et nous continuerons à en vivre au moins autant", dit-il.

Avec AFP

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