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Le "commerce très rentable" des migrants en Tunisie


La police de Kerkennah patrouille dans la baie, en Tunisie, le 15 avril 2016.
La police de Kerkennah patrouille dans la baie, en Tunisie, le 15 avril 2016.

Le week-end dernier, au moins 66 personnes -majoritairement des Tunisiens- sont mortes dans le naufrage de leur embarcation au large de Kerkennah, archipel situé en face de Sfax (est), la deuxième ville du pays.

"C'est un commerce très rentable", s'exclame Ibrahim. Membre d'un réseau de passeurs, il profite d'un vide sécuritaire sur l'île tunisienne de Kerkennah pour faire "du gain facile", par l'envoi de milliers de migrants vers l'Europe, au péril de leur vie.

Il s'agit de l'un des pires drames de la migration depuis le début de l'année, et des ONG disent craindre un bilan supérieur à 100 morts, alors que des recherches sont toujours en cours -68 naufragés ont été secourus.

A l'automne dernier, Kerkennah, île marginalisée à des années-lumière de sa voisine méridionale Djerba, avait déjà été le théâtre d'un drame : 46 migrants étaient morts noyés dans la collision de leur embarcation avec un autre navire.

Depuis un an, Ibrahim (NB: le nom a été modifié) fait l’intermédiaire entre les migrants en quête d'un avenir meilleur en Europe et des passeurs, une tâche qui lui rapporte 500 dinars (environ 165 euros) par personne, dit-il à l'AFP.

"L'absence de la police encourage les départs vers l'Italie", relève ce trentenaire.

"Vide sécuritaire"

Ces deux dernières années, Kerkennah -16.000 habitants- est devenue une base de départ vers l'Europe en raison d'"un vide sécuritaire", confirme à l'AFP Khlifa Chibani, le porte-parole du ministère de l'Intérieur.

Depuis le début de l'année, près de 6.000 migrants tentant la traversée ont été recensés en Tunisie, dont 2.064 depuis Kerkennah, poursuit-il.

D'après ce responsable, ce "vide sécuritaire" trouve ses racines dans les troubles qui ont secoué en 2016 l'archipel: à l'époque, dans le cadre d'un conflit social dur avec le groupe britannique pétrolier Pétrofac -principal pourvoyeur d'emplois-, des manifestants avaient incendié des postes des forces de sécurité.

>> Lire aussi : Le bilan passe à 55 morts après le naufrage en Tunisie

Depuis, "le nombre des policiers a considérablement diminué", dit M. Chibani.

En outre, quand des migrants sont interpellés, ils sont pour la plupart remis en liberté par la justice, ajoute un haut responsable sécuritaire, sous le couverture de l'anonymat.

Les candidats à l'exil "savent qu'en cas d'arrestation dans la région de Sfax et Kerkennah, ils vont être rapidement relâchés", déplore-t-il.

Conscient du problème, le Premier ministre Youssef Chahed s'est rendu mardi sur place. Dès la veille, il avait exhorté à démanteler "le plus vite possible" les "réseaux criminels qui profitent de ces jeunes cherchant à émigrer et mettent leur vie en danger".

>> Lire aussi : La marine tunisienne à la recherche de survivants après un naufrage meurtrier

Des passeurs présumés sont recherchés et, mercredi matin, le limogeage de plusieurs responsables sécuritaire de Sfax et Kerkennah a aussi été annoncé.

Pas de quoi troubler, pour l'heure, Ibrahim: doudoune bleue, tongs en plastique et casquette masquant son maigre visage, il avance habillement sur une rude piste qui mène, après huit km, à Al-Jorf, point de rassemblement des candidats à l'exil.

Selon tous les témoignages, c'est de là que sont partis samedi, avec leurs rêves de vie meilleure, quelque 180 migrants. De sources concordantes, leur embarcation, prévue pour moitié moins, a chaviré et sombré trois heures plus tard.

"Mort vivant"

Devant la morgue de l'hôpital universitaire Habib Bourguiba à Sfax, des familles avec des cercueils attendent, en larmes, d'être appelées pour récupérer les corps.

"Les autorités veulent laisser mourir nos enfants! Les jeunes n'ont plus d'espoir ici! Ils sont perdus!", hurle Fareh Khlifa, père de Riadh, originaire de Hamma, près de Gabès (sud), porté disparu.

Visage pâle et lèvres déshydratées, Kaïs, un jeune de Mahdia (est), attend lui aussi devant l'hôpital des nouvelles de son frère Zoubeir, 17 ans. Une heure plus tard, une infirmière l'appelle pour identifier "le corps d'un jeune adolescent".

>> Lire aussi : Au moins 44 morts de migrants retrouvés en Tunisie

"Il n'y a pas de différence entre ces morts et moi. Moi aussi je suis un 'mort vivant'. Je n'ai ni présent ni avenir! (...) Mon pays ne m'offre rien et ne veut pas de moi, je veux le quitter coûte que coûte!", s'emporte non loin de là un rescapé de la traversée tragique, en refusant d'être identifié.

Portant un court short rouge, jambe gauche bandée à la suite d'une blessure lors du naufrage, il dit avoir "vécu l'horreur".

"J'ai nagé pendant quatre heures, je poussais les corps qui flottaient à droite et à gauche, je me suis agrippé à une planche jusqu'à l'arrivée de la garde maritime et des militaires", raconte ce jeune homme de 25 ans.

"La prochaine fois, je vais réussir! Je ne resterai pas vivre en Tunisie", prévient-il.

Interrogé par l'AFP sur le drame, un habitant de Kerkennah, Mohamed Salah, un instituteur à la retraite, s'emporte à son tour. "Tant qu'il n'y aura pas suffisamment de policiers et de mesures sécuritaires, d'autres drames se produiront sur notre île".

Avec AFP

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